Icare
- Creative Fields Commissariat d’expositions
En collaboration avec La Ville de Liège, le Centre culturel de Liège « les Chiroux » & l’asbl Itinéraire d’artistes. Salle Saint-Georges, du 13 octobre au 18 novembre 2007.
Quand l’art contemporain s’empare de la mythologie…
Une exposition placée sous le signe d’Icare
« Les mythes sont faits pour que l’imagination les anime » Albert Camus
Depuis Ovide, le scénario est connu : pour avoir été sourd aux recommandations de son père et approché de trop près le soleil, Icare s’est brûlé les ailes et s’est abîmé dans les flots, près de l’île qui porte désormais son nom. Du moins est-ce la version la plus répandue du mythe, celle dont l’histoire s’est emparée avec délectation pour expliquer que l’homme ne doit pas tenter l’impossible et que son domaine est la terre, non le ciel. Il faut croire pourtant que la morale du mythe n’a pas toujours été entendue de cette manière. Au-delà de l’acte héroïque raté, visible au terme de la chute, Icare incarne aussi la quête d’absolu, la soif de liberté, l’ivresse de l’azur. Métaphore éclairante d’un monde où la soumission vaut autant que la transgression, le mythe d’Icare délivre un message résolument contradictoire dont la force d’impact et les résonances avec l’actuelle confusion mondiale et mentale sont telles qu’il n’en était que plus attendu que vingt-six artistes d’aujourd’hui se réunissent pour le considérer. En montrant une large sélection d’artistes belges et étrangers, la présente exposition s’attache ainsi à la compréhension du mythe et aux exercices interprétatifs qu’il sait inspirer aux contemporains. D’un tel projet, placé sous le signe de la résurrection d’une légende, on pourrait s’attendre à des variations sur des schèmes connus et qui se donnent pour telles. Or, il n’en est rien. Avec une sorte d’état d’esprit partagé, chaque artiste s’en est allé dans une direction différente, donnant de quoi réfléchir sur l’inquiétude archaïque que le mythe engendre à l’heure actuelle, sur le sens qu’il délivre, sur la poésie et l’absurdité aussi qu’il fait naître.
Ainsi, trouve-t-on des pratiques et des réflexions d’essence fort variées. Voyez Yves Klein. Son saut dans le vide, photographié en 1960 par Harry Shunk, est une œuvre phare de l’exposition. Non pas tant parce qu’elle immortalise l’une des plus célèbres actions de l’artiste français, mais parce qu’elle porte en elle cette trace toujours vive et active dans le conscient et l’inconscient des hommes du désir de voguer dans les airs et ce, en dépit d’un échec inéluctable et mortel. Cette photographie contient du reste autre chose qu’une simple histoire de performance et d’œuvre retouchée. Allégorie parfaite de la folie téméraire des héros d’un jour, elle ne retient finalement du mythe d’Icare que la première partie du récit : le défi d’un homme fougueux prêt à risquer sa vie pour atteindre l’infini. A partir de cette image, devenue emblématique, l’artiste italien Gianni Stefanon nous livre une version picturale qui, bien que subordonnée au principe de la citation, est originale par la réflexion qu’elle pose sur un monde partagé entre la tradition (symbolisée par une technique minutieuse qui se veut proche de la tempera) et la modernité (incarnée par la revisitation de l’œuvre d’Yves Klein elle-même). Le conflit et la contradiction que soulève le mythe de l’homme qui voulait voler sont également au cœur du travail de l’artiste belge Panamarenko. Fasciné depuis le milieu des années 60 par les machines volantes, il est l’auteur d’engins complexes permettant théoriquement de se déplacer sur l’eau ou dans les airs. Cela va de simples parachutes à hélices et de bicyclettes volantes à des systèmes plus sophistiqués à bases de souffleries ou de moteur à essence. Se révélant en réalité incapables d’offrir les bienfaits qu’elles semblent promettre, les machines de Panamarenko n’ont d’autre fonctionnalité que d’assouvir un désir de liberté et une soif d’évasion. Et c’est justement parce que le plasticien s’engage de ce côté de la technique que son entreprise bricolo-futuriste fascine et dégage tant d’onirisme et de poésie. Cette invitation au voyage se révèle tout aussi saisissante dans la proposition du Finlandais Janne Lehtinen. Fils d’un grand pilote de planeur, l’artiste rend hommage à son père à travers une série d’images en couleurs intitulée «Sacred Bird ». Il y met en scène une sorte d’homme-oiseau qu’il interprète lui-même sur fond de paysage majestueux. Sur chacun des clichés, Lehtinen est vêtu de la combinaison du père à laquelle sont accrochées des ailes volantes qu’il a lui-même fabriquées. On le retrouve presque toujours prêt à s’envoler : au sommet d’un rocher, en haut d’un plongeoir ou d’une étendue de neige. Mais l’homme-oiseau, s’il semble volontaire, ne célèbre ni l’héroïsme de l’ascension, ni la menace mortelle de la chute. Il est l’anti-héros par excellence, celui qui prépare méticuleusement un vol qui n’aura jamais lieu. Ces intentions sont à rapprocher du travail de Gilbert Garcin. Sous les traits d’un vieillard équipé d’ailes de dragon, ce photographe français, âgé de 78 ans, simule un envol improbable, étrange, presque surréaliste. Burlesque dans la mise en scène, cette photographie donne aussi dans la légèreté railleuse : car plus que l’appel à la joie de l’envol, il y a surtout une manière de suggérer que la liberté et la fuite sont de l’ordre du fantasme et de l’illusion. Cette façon de renvoyer le mythe d’Icare au nivellement absurde du cours des choses se retrouve également dans le travail de Pol Piérart. Par des jeux de suggestions et de sous-entendus, il rend visible ce que la légende lui inspire de dérisoire et d’anodin. Icare, le héros paralysé dans sa fuite pour avoir approché de trop près du soleil, n’est finalement que bien ordinaire dans sa chute. Piérart l’approche sous cet angle, y voyant une métaphore de l’expérience humaine, hantée par l’échec, le ratage et l’inévitable défaite. Dans un registre plus humoristique, mais non exempt d’une certaine gravité, se trouve le travail de Messieurs Delmotte. Spécialiste de la chute et de la dégringolade, ce dernier occupe une place de choix dans l’exposition. Son travail vidéo, inspiré du cinéma burlesque du début du siècle dernier, engage toujours l’artiste dans des actions à la fois téméraires et absurdes. On l’aperçoit culbutant avec un seau d’eau sur la tête, lançant des poules avec la bouche, s’opposant au courant d’une rivière ou se jetant contre un arbre. Avec une impassibilité de dandy, Messieurs Delmotte se grime en clown qui, bien que drôle et fantasque, mime avec finesse les territoires absurdes de l’héroïsme. Chez d’autres artistes, comme l’Américain Kerry Skarbakka, c’est la chute dans ce qu’elle a de plus banal et d’accidentel qui est représentée : ainsi voit-on des corps trébuchants ou sur le point de tomber selon des mises en scène très théâtrales. Sous couvert de l’ironie, Manuel Alvez Pereira associe quant à lui le mythe d’Icare à la légende de l’autruche qui se cache la tête face au danger, tandis que Marianne Ponlot semble revisiter le célèbre tableau de Bruegel en photographiant des pieds tentant de s’échapper de la noyade.
Le détournement, la satire et la parodie sont d’excellents moyens pour s’emparer du mythe. Mais ce n’est pas là l’unique tendance. Avec beaucoup de méticulosité et d’astuce dans le décryptage, Ricardo Brey, artiste d’origine cubaine, nous entraîne dans un monde animal dominé par l’étrangeté et la beauté des plumages déployés. Bien qu’il ne fasse pas directement référence au mythe d’Icare, il y a dans son travail – sorte d’étude ornithologique clandestine – quelque chose qui a un rapport avec l’histoire de cet homme qui, au mépris de sa vie, crut pouvoir défier la nature. Par l’assemblage, le bricolage et la mise en scène, Brey s’ingénie à dénoncer les excès d’une civilisation emportée par le progrès et indifférente à la réalité écologique ; une civilisation qui, à force de vouloir voler toujours plus haut, est progressivement en train de se brûler les ailes. Parent pauvre de toutes les expositions, la nature est également au centre de la réflexion de l’artiste coréenne Bang Hai Ja et du peintre grec Costa Lefkochir. Moins politiques que magiques et symboliques, leurs peintures se servent de l’imagerie cosmologique pour engager le spectateur dans un univers harmonieux et analogique d’où émerge le sentiment d’atteindre l’essentiel. Chez Lefkochir, la sensation d’être transporté dans un monde libéré de ses contingences matérielles se ressent d’autant plus que la sphère, parfaite et brûlante, semble se transformer en un œil hypnotique et aérien. Traduction, sans doute, du rêve brisé d’Icare. Entre figure et trace, représentation et transmutation, les toiles de Jean-Pierre Ransonnet agissent avec un même degré d’intensité de la présence sensible : on dirait qu’une surface marine, à moins que ce ne soit le ciel, porte l’empreinte d’un passage éphémère, sorte de tourbillon sans fin que l’on peut imaginer être la trace laissée par le héros du mythe. D’une simplicité discrètement majestueuse, les bois croisés d’Anne Delfieu sont des réseaux célestes qu’elle décrit comme des « sourires du ciel », comme « l’étirement des nuages ». La même finesse poétique caractérise le travail de Jean-Georges Massart. Appelant des comparaisons avec l’arte povera, ses sculptures, aériennes et d’apparence fragile, se tiennent dans une tension qui se refuse à la brisure. Ce qui s’impose, c’est donc l’inverse de l’excès de l’homme face à la nature : les tiges de roseaux ont beau être tendues sous la pulsion créatrice de l’artiste, elles n’en conservent pas moins leur statut originel et organique.
Dans un tout autre registre et selon un langage plastique synthétique oscillant entre le plein et le vide, le sculpteur Nicolas Alquin livre une version plus directement lisible de cette histoire d’oiseau manqué : tête au sol, Icare est représenté dans la souffrance et la misère de sa chute. Même direction prise par Félix Roulin, réinterprétant le mythe sous la forme d’un bras brisé, et par Pieter Laurens Mol ou par Jean-Marie Geerardijn qui revisitent les visées utopiques d’Icare de multiples manières : les ailes, la cire et la mer sont autant de motifs qui leur inspirent une résurrection imprévue de la légende. Complétant cet enchevêtrement de démarches et de réflexions, la position de Daniel Dutrieux est particulièrement symbolique : la terre, matérialisée par une bâche recouverte d’argile, se voit élevée dans l’espace tandis que le ciel, d’un bleu outremer profond, gît au sol. Ainsi, par un glissement de sens évident et une inversion subtile des couleurs, le mythe est-il relancé, histoire décidément sans fin aux significations multiples et changeantes. Marc Wendelski l’a bien compris. Son travail, emprunt d’une apparence tranquille, contient quelque part, en surface ou en profondeur, un facteur de perturbation. D’ordinaire tragique, le lieu de la chute – point d’eau entre deux lopins de terre – s’apparente, sous son objectif, à une sorte de paradis perdu.
De la légèreté de l’envol à la pesanteur qui assomme et accable Icare, d’autres chemins s’accomplissent, là où pointent la fuite, l’exil ou le départ forcé. A partir d’un vélo récupéré, intitulé « Exodus », Placide Akoé évoque l’histoire d’une famille quittant précipitamment le Togo dans l’espoir de trouver ailleurs une vie meilleure. Fable de la vie moderne, où le rêve d’un autre monde se solde par l’échec d’une vie encore plus misérable, l’installation d’Akoé répond aux images prises dans le nord du Maroc par le photographe belge Thomas Chable. Sous le titre des « Brûleurs », les clichés qu’il propose font également référence à ces milliers de clandestins qui, au mépris de leur vie, tentent d’échapper à la misère pour trouver en Europe la liberté qui leur a toujours manqué. De ces récits de désastres tristement ordinaires, il faut également retenir celui que nous livre la photographe américaine Nina Berman. Contre l’amnésie heureuse, l’artiste a construit une œuvre autour du projet, à la fois documentaire et esthétique, de montrer les traces indélébiles que laisse la guerre sur des corps meurtris. Déjouant les tentatives les plus abouties de représenter l’horreur des massacres par des scènes violentes et brutales, Berman choisit le retrait et la distance en photographiant des soldats américains qui, revenus fraîchement d’Irak, portent sur leur peau – lacérée de cicatrices et de plaies suturées – la marque d’un départ forcé pour une guerre aussi absurde qu’inutile.
Loin des galeries et des courants élitistes de l’art contemporain, la Tour d’Eben-Ezer de Robert Garcet vient encore donner un autre sens à la légende du héros téméraire. Avec un extraordinaire foisonnement de signes et de références qui se croisent et se répondent, cette tour ailée, construite en silex par les mains de son concepteur, répond à la rêverie ingénieuse d’un homme dont l’existence fut sublimée par le désir presque cosmique de relier le monde souterrain à celui des cieux. Plus que tout autre artiste, Garcet a donné corps au défi humain et a dessiné pour nous les contours poétiques d’un projet libre, audacieux et sans concession avec les règles et les usages.
D’un mythe où, finalement, toutes les clés sont disponibles pour le comprendre et l’interpréter, on laissera les portes battantes car, au delà des projections et des transpositions qu’ils suscitent, Icare demeure profondément complexe et impénétrable – ainsi qu’il en est pour chacun d’entre nous.
JULIE BAWIN
Liste artistes:
Placide AKOE (TOGO), Nicolas ALQUIN (FRANCE), Manuel ALVES Pereira (B), Nina berman (USA), Ricardo Brey (Cuba), Thomas Chable (B), Anne DELFIEU (France), Messieurs Delmotte (B), Daniel Dutrieux (B), Robert Garcet (B), Gilbert Garcin (France), Jean-Marie GHEERARDIJN (B), Hai Ja BANG (Corée), Yves Klein (france), Pieter Laurens Mol (Nederland), Costa LEFKOCHIR (Grèce), Janne Lehtinen (Finlande), Jean-Georges Massart (B), Panamarenko (B), Pol Pierart (B), Marianne Ponlot (B), Jean-Pierre Ransonnet (B), Félix Roulin (B), Gianni STEFANON (I), Kerry Skarbakka (USA), Marc WENDELSKI (B)
Merci pour votre ensemble de représentation d’Icare !
A découvrir une autre version contemporaine mais néanmoins classique : La chute d’Icare pour les Rencontres Philosophiques d’Uriage en octobre 2019. Une chute pour la réflexion … Dessin In situ qui sera présenté à des lycéens pour questionner : La chute d’Icare symbole de la chute annoncée de notre monde ?
https://1011-art.blogspot.com/p/icare.html